Dans une interview accordée aux Echos, le paléoclimatologue Jean Jouzel confie sa déception et sa sidération, lors de sa récente intervention devant le Medef, face à l’ampleur du déni et l’absence à peine voilée de volonté des décideurs économiques d’engager les transformations profondes et indispensables de nos modèles.

Non pas seulement pour atténuer les effets et les impacts du dérèglement climatique – même si c’est aujourd’hui devenu un impératif, les événements extrêmes climatiques de cet été sont là pour nous le rappeler s’il en était besoin – mais tenter de ralentir et maîtriser l’emballement du phénomène.
Cette incompréhension, ce sentiment de désarroi et d’impuissance que nous partage cet éminent scientifique qui a consacré l’intégralité de sa carrière professionnelle à étudier, comprendre et faire connaître le phénomène du changement climatique au plus grand nombre, je peux m’y relier car je les ai éprouvés moi aussi. Ils m’ont conduite au burn out, c’est-à-dire concrètement à l’épuisement de mes propres ressources physiques, psychiques, émotionnelles. Comme un écho à l’épuisement des ressources de notre planète.
Victime consentante d’un système de pensée, d’organisation politique, économique et sociale dans lequel j’avais grandi, que j’avais fait mien, dans lequel j’avais placé ma confiance, que j’avais servi et qui m’avait accordé de nombreux privilèges en retour – je le reconnais bien volontiers – mais que je comprenais de moins en moins, dont je ne parvenais plus à me dissimuler les faiblesses et les incohérences, ni à excuser le cynisme, les manquements et les défaillances. Bref, un système dans lequel je ne me reconnaissais plus.
Le discours sur « la vie réelle » qui nous est présenté comme la voix/voie de la raison est en définitive l’expression la plus aboutie et subtile d’un déni puissant.
Pendant près de 20 ans, j’ai accompagné de grandes entreprises à intégrer dans leur stratégie les enjeux environnementaux et sociaux, à définir les plans d’actions concrets associés, à sensibiliser et mobiliser les fameuses parties prenantes dans la mise en œuvre de ces plans d’action, à imaginer de nouveaux récits collectifs, à mesurer et rendre compte des impacts, à communiquer pour valoriser les résultats obtenus, …
Tout au long de ces années, j’ai considéré, accueilli, pris en compte moi aussi cette fameuse « vie réelle » invoquée par Patrick Pouyanné, le Président de TotalEnergies, face à Jean Jouzel et qui ne manquait jamais, déjà à l'époque, de s'inviter dans les échanges que nous avions ensemble avec mes clients. J’ai essayé de prendre en considération les contraintes qui m’étaient présentées comme incontournables, dont on m’expliquait qu’elles allaient nécessiter du temps, de la patience, de la résilience, des petits pas, de l’encouragement, de la positivité, … Surtout ne pas faire peur. Surtout ne pas brusquer. Surtout ne pas contraindre. Surtout ne pas paraître « punitif ». Mais plutôt informer, expliquer, sensibiliser, donner envie, inspirer, accompagner, encourager, …
Au commencement de mon action, au milieu des années 2000, j’ai accepté ces règles du jeu. Les changements allaient être d’une telle ampleur que la nécessité de les accompagner semblait pertinente. Puis au fil des années, les alertes se sont multipliées, les phénomènes climatiques, environnementaux et sociaux ont pris de l’ampleur (en intensité comme en fréquence). En parallèle, les campagnes d’information, de sensibilisation, de mobilisation s’accumulaient elles aussi, sans parvenir pour autant à engager les changements à la hauteur et à la mesure de l’emballement climatique et environnemental. Malgré cela, un discours continuait à prédominer dans les organisations et à entraver, quand il ne l’annihilait pas complètement, toute transformation radicale au sens premier du terme, c’est-à-dire qui intervient à la racine des problèmes. Ce discours, c’était déjà celui de cette fameuse vie réelle et de ses impératifs. Un discours qui revendique d’être la voix/voie de la raison quand il n’est en définitive que l’expression masquée d’un déni puissant et persistant.
Un déni qui réduit à néant toute possibilité de changement, tel un trou noir absorbant la lumière.
La force de ce discours de la vie réelle, c’est de prendre l’apparence d’une démarche intellectuelle réaliste, pragmatique et « raisonnable », par opposition à la douce utopie supposée des horizons lointains dans laquelle une partie de la société se plaît à enfermer et isoler – pour mieux discréditer – tous ceux et celles qui s’engagent, peu importe leur niveau d’action, à imaginer, co-créer, mettre en œuvre de nouvelles façons de vivre, produire, consommer, se déplacer, …
Pour celles et ceux qui s’en revendiquent, cela permet d’exiger de se voir présenter toujours plus de preuves, d’arguments, d’études, de chiffres, … « Vous voulez le changement ? Alors, prouvez-nous à quel point il est nécessaire, impératif de changer ! Prouvez-nous que ça vaut le coup de renoncer à la vie réelle telle que nous la connaissons aujourd’hui ! Prouvez-nous qu’il nous faut remettre en question les grands équilibres économiques et sociaux ! »
Et c’est ainsi que le piège du déni se referme, souvent à leur insu et malgré eux, sur tous les porteurs et porteuses de changement, éternels perdants qui s’ignorent à ce jeu perpétuel de la conviction, pour lequel il ne peut jamais y avoir de gagnants, seulement des vaincus.
Mais si, pour échapper enfin à ce piège, nous décidions de changer les règles du jeu ?
Si nous adoptions une nouvelle perspective, un autre regard, une nouvelle approche ?
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